« La paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice ».

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AVERTISSEMENT DE ROCARD EN 1997

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Michel Rocard – député européen et membre du bureau national du PS

Texte intégral

(manque interview dans l’express)

 

Date : 19 avril 1997
Source : Le Monde

OTAN : danger

Notre Président de la République, Jacques Chirac, vient de faire un voyage sympathique, et, semble-t-il, réussi en République tchèque. Et il a, une fois de plus, promis une nouvelle adhésion à l’OTAN avant l’an 2000.

La perspective de voir adhérer prochainement à l’OTAN un certain nombre de nations d’Europe centrale soulève, à juste titre, tant aux États-Unis qu’en Allemagne, des débats importants. En France, aucun. Mon cri d’alarme du 13 mars dans L’Express n’a pas eu l’ombre du commencement du moindre écho. Deux événements récents devraient pourtant attirer l’attention et appeler la réflexion la plus approfondie. L’un est bien connu : au cours de leur rencontre récente à Helsinki, Boris Eltsine a résisté au charme comme à la puissance de Bill Clinton, et a bien précisé que la Russie continuait à désapprouver l’extension de l’OTAN à l’Est, et qu’elle y voyait un geste inamical. Voilà qui, déjà, donne matière à penser.

L’autre événement, pour officiel qu’il soit aussi, est passé totalement inaperçu. Mardi 18 mars, la sous-commission « sécurité » du Parlement européen a reçu, en audition spéciale, trois membres de la Douma, l’assemblée législative de la Fédération de Russie. Les trois députés venaient de groupes différents, mais représentaient à eux trois plus des trois quarts des forces composant le Parlement russe. Leur message était simple et se résumait à ceci : « Nous sommes en désaccord sur beaucoup de choses entre nous, mais il faut que vous sachiez, vous Européens, qu’il y a un point sur lequel nous sommes profondément unanimes, c’est notre refus absolu de vous voir établir une frontière militaire à nos portes. Nous n’avons plus confiance en Eltsine. Mais sachez que s’il transige sur ce point, il n’engagera que lui.

Non seulement nous ne suivrons pas, mais nous considérons l’élargissement de l’OTAN comme un acte d’hostilité. Cela nous conduira immanquablement à refuser de ratifier le traité de réduction des armements nucléaires Star II en attente devant la Douma depuis 1993. Nous ne pourrons que reprendre une politique d’armement, et, peut-être mettre en cause la fin de l’exécution de Star I. Car, enfin, qui pouvez-vous dire que nous menacerions aujourd’hui, nous Russes ? Quelles raisons avez-vous de commettre un tel acte de méfiance alors que nous venons de signer la prolongation indéfinie du traité de non-prolifération, et surtout le traité d’arrêt complet de tous les essais, qui nous concerne au premier chef, et que nous exécutons jusqu’à présent rigoureusement les engagements de destructions d’armes du traité Start I. Et surtout, nous avons, quelles qu’en soient les raisons, signé l’abolition du pacte de Varsovie. Comment pouvez-vous ne pas comprendre que pour manifester vraiment des intentions pacifiques à notre égard, à la mesure de toutes ces décisions que nous venons de prendre, c’est vers la dissolution de l’OTAN que vous devez vous orienter ».

Voilà en gros ce que l’on pense, à une écrasante majorité, au Parlement russe. Il est difficile de contester radicalement cette argumentation : quelles que soient nos arrière-pensées, elle est « objectivement » exacte.

Le moindre geste qui risque de compliquer la ratification du traité Start II, et de conduire la Russie à se réarmer est à proscrire absolument

La Russie certes, reste puissamment armée. Mais, précisément, tout le problème est de savoir si elle peut reprendre la marche vers un désarmement progressif, notamment nucléaire, qu’elle a entreprise voici bien des années, et qui a été marqué par un certain nombre de décisions de première importance. Les premiers accords ont visé la limitation (1972, 1979) puis la réduction (1991 : Start I, 1993, Start II) du nombre des armes nucléaires. Le traité de Washington, en 1987, emporte renonciation aux armes nucléaires intermédiaires. Celui de Paris, en 1990, réduit les forces conventionnelles en Europe, ce qui est une grande première historique. Sur cette lancée, l’URSS accepte la reconduction indéfinie du traité de non-prolifération en 1995, puis surtout, l’arrêt complet de tous les essais (traité dit CTBT) en 1996. Ce dernier accord est d’autant plus significatif que la Russie n’est vraisemblablement pas en état de remplacer les explosions-tests par des simulations. Autrement dit, elle a accepté de s’inscrire dans la perspective d’un désarmement nucléaire complet. Et, pour faire bon poids, elle a aussi signé à Paris, en 1993, l’interdiction complète des armes chimiques. À l’échelle historique, ce mouvement, qu’accompagnaient jusqu’à présent les États-Unis, a été mené à un train d’enfer. Et l’humanité voit s’ouvrir la perspective d’un monde débarrassé du risque de guerres majeures. Mais la Russie marque une hésitation, voulant s’assurer des intentions réelles des Occidentaux. D’où la non-ratification, jusqu’à présent, du traité Start II et de la convention sur les armes chimiques.

C’est dans cette situation là que nous prendrions le risque de convaincre la Russie que nous nous méfions toujours d’elle et que, par conséquent, sa sécurité exige qu’elle arrête ce mouvement et songe sérieusement à réactiver et développer son potentiel militaire ! Il y a un autre aspect. Si le Gouvernement russe était stable et respecté, on pourrait éventuellement compter sur son autorité et son esprit de responsabilité pour négocier avec lui un accord difficile où l’élargissement éventuel de l’OTAN serait compensé par des dispositions de sécurité importantes. On compterait alors sur son influence pour le faire ratifier par son Parlement. Mais, ce n’est pas le cas. L’actuel Président russe, et son gouvernement avec lui, sont à chaque instant dépendants des mouvements d’opinions, des mouvements d’opinions, des modes et des courants. La Russie vit sous la double menace de la remontée d’un courant nationaliste et fascisant, et du retour en force de ses anciens communistes. Les forces démocratiques y sont minoritaires. Dans cette atmosphère-là, l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est sans que soient préalablement établies les règles contraignantes de la sécurité en Europe dans un texte qui lie, à égalité de responsabilités, les Russes et les Occidentaux, n’aboutira qu’à renforcer les courants nationalistes et xénophobes, fascisants, communistes ou autres, dans cet immense pays. C’est prendre un risque inconsidéré. Tous les pays d’Europe centrale et orientale savent que leur sécurité dépend avant tout du caractère pacifique des relations entre la Russie, d’une part, et de l’autre, les États-Unis, l’Allemagne et la France. Leur besoin de sécurité est tel qu’ils ne contrediront pas les USA et l’OTAN si ceux-ci veulent étendre la zone d’influence de l’alliance.

Mais, c’est aux responsables de cette dernière de mesurer ce qu’ils font. L’émerveillement devant le retour à la démocratie de tous ces pays a conduit, séparément, les responsables de l’Ouest à accueillir positivement toutes leurs demandes : des crédits, l’adhésion à l’Union européenne, l’adhésion à l’OTAN. On a dit oui par sympathie, on avait oublié les Russes. Depuis, tel un bulldozer lâché, sans conducteur, la diplomatie occidentale besogne vers l’adhésion à l’OTAN sans réflexion, sans concertation, sans débat.

Les députés de la Douma doivent être écoutés. Le moindre geste qui risque des compliquer la ratification du traité Start II, et de conduire la Russie à se réarmer, est à proscrire absolument. Ce serait notamment un énorme encouragement à la prolifération nucléaire, en même temps qu’une incitation au raidissement autoritaire de la Russie. Il y aurait assurément là la plus grande faute diplomatique de l’Occident depuis un demi-siècle.

Les négociations en cours visant à camoufler cette faute énorme derrière un document de complaisance – charte sans grand contenu – déposé à un Eltsine demandeur de crédits, et ne changeant rien à la géopolitique de la méfiance, risquent plutôt d’aggraver les choses que de répondre au problème. Mais l’irréparable n’est pas accompli. Il est encore temps d’arrêter ce qui est mal commencé, et de revenir à l’essentiel : un vrai traité de sécurité avec la Russie, d’où se déduiraient les conditions de sécurité des autres pays d’Europe. Ce serait la tâche normale d’une grande diplomatie française que de provoquer cette prise de recul nécessaire et de réorienter par là le mouvement international dans la bonne direction.

Souvenez-vous. C’était fabuleux. 1989, 1990, 1991. Quelle joie profonde n’avons-nous pas éprouvée à observer ces « républiques populaires » d’Europe centrale, en fait pays de dictature communiste, qui, les unes après les autres, chacune à leur manière, selon des calendriers et des procédures différentes, se séparaient successivement et dans le désordre de la tutelle soviétique, de l’appartenance au pacte de Varsovie, du communisme interne et du système du parti unique ! Cela se fit le plus souvent, faute de structures démocratiques héritées, sous la pression de citoyens rassemblés pour l’occasion et, parfois, dans la rue. Le tout se déroulera presque sans violence et constitue la plus belle leçon de surgissement démocratique de l’histoire contemporaine. Dix nations sont concernées, ce décompte sévère n’incluant ni l’Albanie, ni la Slovénie, qui auraient pourtant des titres à y figurer. Cela s’est fait plus ou moins bien, naturellement. La Pologne n’est pas la Bulgarie. Tchèques et Hongrois, pour n’avoir pas été les plus flamboyants au début, sont peut-être les plus solides aujourd’hui. Peu importe le détail.

Nous, les pacifiés, les repus et les tranquilles de l’Europe de l’Ouest, avons été éblouis, et c’était bien normal. Nos amis américains l’ont été aussi.

Sortant de l’obscurantisme et de la dictature, ces pays n’en restaient pas moins dans la misère et, relativement, dans l’insécurité.

Notre indifférence à leur sort pendant cinquante ans – obligée, certes : déclencher une guerre mondiale avec l’URSS pour les libérer n’était en rien une solution – nous créait au moins des devoirs et, à eux, des droits. Le premier devoir était d’écouter et de répondre, si possible, positivement.

Leurs trois grandes catégories de demandes d’aide ou d’appui furent évidents, et légitimes :
     – une aide d’urgence, pour endiguer la misère et commencer le décollage économique. La réponse fut oui. L’Union européenne s’honore d’être, de loin, le premier bailleur de fonds ;
     – l’adhésion à un ensemble économique porteur, en l’espèce l’Union européenne. Réponse positive également. Elle va de soi dans le principe. Mais le problème est énorme et horriblement compliqué, les négociations ne peuvent pas ne pas être distinctes, se conclure à des dates réparties sur une longue période, et aboutir à des périodes de transition de durée variable. Mais le principe est acquis et c’est bien ;
     – une garantie aussi prochaine que possible de leur sécurité. Ils ont pratiquement tous demandé leur adhésion à l’Alliance atlantique, la plus puissance coalition militaire potentielle du monde, la gagnante de la guerre froide. Nous, Occidentaux, avons dit oui. Nous n’avons pas vraiment eu tort. Mais avons-nous réfléchi vraiment à ce que nous faisions ?

Depuis – ces réponses faites dans l’enthousiasme ayant été peu analysées – le bulldozer anonyme des diplomaties occidentales, sans conducteur, ronronne et progresse dans une indifférence presque générale.

Or, quel est le seul problème de sécurité sérieux en Europe, sinon la Russie ? Dans cet État à la démocratie incertaine, peu ou mal commandé, tout se joue sur les sensibilités de l’opinion. Entre la reconversion du communisme local en un nationalisme populiste outrancier et l’émergence vigoureuse d’une extrême droite nationaliste quasi fascisante, la démocratie russe demeure bien fragile.

Bien loin de s’adresser à une puissance publique responsable, capable de négocier puis de faire accepter à un Parlement légitime et respecté des compromis délicats, chacun des actes ou des signaux de l’Occident n’a pour résultat principal que de servir d’argument à telle ou telle force interne par rapport à telle ou telle autre.

Dans ces conditions, est-il urgent, est-il intelligent de confirmer au peuple russe et à ses dirigeants, toujours possesseurs d’une dizaine de milliers d’ogives nucléaires, que nous nous méfions d’eux, que nous consolidons leur encerclement, que nous nous mettons en situation de pouvoir déployer rapidement des armes stratégiques tout autour d’eux ?

Ne peut-on expliquer aux Polonais, Hongrois, Tchèques, Slovaques et Roumains – ne jamais séparer la Hongrie de la Roumanie maintenant qu’elles se réconcilient avec panache – que leur vraie sécurité dépend de l’accord entre l’Occident et la Russie ?

Un traité de sécurité sérieux et contraignant entre l’Alliance atlantique et la Russie doit être le préalable de toute élargissement de l’OTAN. Ne pas comprendre cela, c’est faire courir un risque à la paix.

Il est temps de se reprendre, de ralentir une mécanique inconsciemment lancée, et d’assurer vraiment la sécurité de la moitié du monde.